BEATMAKERS : LA FACE CACHÉE DU RAP
Essentiels à l’industrie du rap, ils sont derrière la majorité des plus grands hits, ce sont des faiseurs de sons, ce sont les beatmakers. Qui sont ces artistes dont la profession méconnue est pourtant devenue indispensable ces dernières années ? Beatmakers, journalistes musicaux et directeurs artistiques en label répondent à ces interrogations.
Heezy Lee, Kore, Seezy, SNK productions, Junior à la prod. Ces noms ne vous disent peut-être rien, même si vous écoutez du rap. Pourtant, ces producteurs sont à l’origine des plus gros hits du rap français, et ont collaboré avec des artistes comme Zola, Vald ou encore Ninho.
Au-delà de la maîtrise des mots et de la prestance des rappeurs, il y a la mise en musique et les instrumentaux, il y a les compositeurs. Mais qui sont-ils ? Sont-ils indispensables au rap ? Quels sont les problèmes à affronter dans ce métier où faire valoir ses droits et être reconnu n’est pas gagné d’avance ?
Beatmakers, l’origine d’une profession
Derrière le terme anglais de “beatmakers” se cachent des artistes qui composent la partie instrumentale d’un morceau appelée prod, composition, beat ou encore instru sur laquelle le rappeur vient poser son texte.
Ces concepteurs de rythmes sont également appelés compositeurs ou producteurs.
“Quand on parle de “produire”, en général dans le monde culturel, on pense plutôt à l’aspect financier. Mais dans le monde du rap ou des musiques électroniques, un producteur est vraiment quelqu’un derrière les machines. Il s’occupe de la musique, des arrangements, de la réalisation, etc, ça recouvre une réalité plus large.”, précise Raphaël Da Cruz, journaliste musical et réalisateur de l’émission “La Prod” sur Mouv’.
Étroitement lié mais différent, le beatmaking voit le jour dans les années 1970 à travers de Dj dans le milieu des “blocs party” des ghettos américains.
C’est donc aux Etats-Unis que cette profession apparaît, et donne naissance à des beatmakers internationalement connus, convoités et respectés tels que DJ Premier ou encore Dr Dre. C’est peu de temps après que cette profession s’importe en France, pays qui aujourd’hui n’a plus rien à envier aux producteurs américains. En effet, les plus grands rappeurs US comme Chief Keef, Gucci Mane ou encore Kendrick Lamar s’arrachent des beatmakers de l’hexagone tels DJ Pone, Ikaz Boi, Frensh Kyd, Kore, etc.
Un beat se crée à travers des samples (morceau de chanson déjà existant), accompagné d’une boîte à rythme et d’arrangements. Grâce à l’infinie possibilité de manipuler le son, d’intégrer des notes qui surprendront l’auditeur et de jouer avec les rythmes et les mélodies, ces musiciens offrent à chaque morceau une production unique et imprévisible qui donne parfois naissance aux plus grands hits. À moins de les produire eux-mêmes, ce qui est assez rare en France, les rappeurs font constamment appel aux beatmakers pour les prods. Ils sont donc indispensables à la bonne santé du rap.
Une évolution progressive pour le métier
Si le rap est aujourd’hui à son apogée, c’est en grande partie grâce à cette profession qui lui permet de se renouveler constamment. Pourtant, ça n’a pas toujours été le cas.
“Il y a dix ans, le rap n’était pas du tout en haut du podium,” confirme Thomas Balmayer, directeur artistique chez Sony et ancien beatmaker. “Maintenant, c’est le genre musical le plus écouté en France, même à l’international. Aujourd’hui c’est la course pour signer le maximum de compositeurs”.
Si le métier de beatmaker a évolué, c’est notamment grâce aux avancées technologiques qui ont nettement facilité l’accessibilité aux moyens de production. “Aujourd’hui, n’importe qui peut être compositeur. Il y a dix ans, j’étais sur MPC [Music Production Center — machine servant à la composition de musique], j’étais obligé d’acheter une grosse console qui était une machine à rythme devenue complètement obsolète aujourd’hui. Maintenant il suffit d’avoir un ordinateur avec un logiciel craqué et les gens arrivent à faire des merveilles”, poursuit Thomas.
En effet, Raphaël Da Cruz se rappelle que “dans les années 1990, si on voulait enregistrer de la musique, il fallait avoir accès à un studio. Peu de temps après, le home studio a fait son apparition grâce aux nouvelles technologies permettant d’avoir un son correct et de s’enregistrer dans de bonnes conditions en investissant un peu et en installant quelque chose chez soi.” expose le journaliste. Il reprend : “Ça s’est démocratisé de la même manière que tout ce qui est “production musicale”. Maintenant, au lieu d’avoir un sampler [instrument de musique électronique numérique], un clavier et un séquenceur, séparés sur des machines qui prennent de la place, tout ça se retrouve sur un même logiciel”.
L’évolution est donc liée à la façon de produire, mais aussi aux tendances d’écoute et à l’urbanisation de la musique en général.
Les problèmes de la profession
Bien que le métier évolue, de nombreux problèmes viennent ternir son image. Le succès d’un son c’est 50/50 : 50% auteur, 50% compositeur. Sans instru, le rap deviendrait une poésie acapella, et sans paroles, la prod ne serait qu’une trame de mélodies et de rythmes qui s’entremêlent. L’un va avec l’autre, et pourtant.
Des artistes de l’ombre
À chaque succès et découverte de nouveaux artistes, le halo se fige sur l’interprète. Dans l’ombre, le beatmaker continue d’alimenter cette source de lumière à travers son talent.
Pourtant, le mérite ne leur revient que trop rarement. Comment l’expliquer ? Une des causes avancées par les experts serait le manque de curiosité des auditeurs. Découvrir le musicien qui se cache derrière la prod de leurs rappeurs préférés n’est pas essentiel à leurs yeux. Comme la plupart des musiques interprétées, c’est le chanteur qui est naturellement mis en avant. Il se produit sur scène, apparaît dans les clips…
“D’une certaine manière, le beatmaker n’est qu’un musicien pour l’artiste principal, c’est une réalité globale dans le monde de la musique,” analyse le journaliste Raphaël Da Cruz. “dans le rock ou dans la pop, on connaît plus facilement le nom du chanteur d’un groupe que le nom du batteur ou du bassiste. À partir du moment où tu es musicien et pas interprète, tu es forcément un peu plus dans l’ombre, mais ça tend à changer un petit peu dans le rap.”
En effet, la reconnaissance et la mise en avant de ces artistes de l’ombre commence peu à peu à voir le jour, notamment grâce à l’intérêt croissant que les médias portent aux beatmakers.
“Il y a un peu plus de reconnaissance publique envers les producteurs car plus de médias s’y intéressent” poursuit le journaliste. “Aujourd’hui, il y a beaucoup de beatmakers de la nouvelle génération qui ont grandi avec les réseaux sociaux et qui sont plus à l’aise avec la vidéo. C’est plus facile pour eux de se mettre en avant.”
Pourtant, cette “mise en avant” n’est pas le souhait de la majorité des producteurs. La plupart préfèrent rester dans l’ombre tout en exerçant le métier qui les passionne.
C’est le cas du très prisé mais discret beatmaker BBP, qui a produit les instrus de la plupart des hits du rap français, dont la majorité des morceaux du groupe PNL. Contacté par téléphone, il se confie : “Être connu c’est beaucoup de nuisance aussi, les artistes n’ont plus d’anonymat, ne peuvent pas faire leurs courses tranquillement, ça crée tout un tas de problèmes dans la vie personnelle. Moi ce qui m’intéresse dans mon travail c’est faire de la musique, donc quelque chose que j’aime, et en même temps ne pas avoir l’exposition d’un artiste. Être un artiste de l’ombre ne me dérange pas, au contraire.”
“Le vrai problème c’est qu’ils ne connaissent pas forcément leurs droits”
Contrairement au premier constat établi, ce n’est donc pas le manque de reconnaissance publique ou médiatique qui semble être le plus grand problème dans la profession.
En effet, BBP poursuit : “Le vrai problème, ce n’est pas celui de la notoriété ou que les beatmakers soient mis en avant ou connus du public, mais le fait qu’il y ait beaucoup de beatmakers qui ne connaissent pas forcément leurs droits. et qui se font injustement traiter dans les contrats qu’ils signent. La plupart n’ont pas d’avocats, ne connaissent pas le milieu, ni les normes, et n’ont pas étudié le droit musical.”, explique le producteur. “Il y a un réel manque d’éducation sur ce à quoi ils ont le droit quand ils produisent un titre, sur la défense de leurs intérêts et sur leur accompagnement dans toutes leurs démarches et leurs rapports avec les artistes.”
Si les maisons de disques sont souvent montrées du doigt, les producteurs indépendants se distinguent également et les comportements les plus déplacés viennent d’ailleurs de ces derniers, avec des retards de paiement et des maigres cachets. Les maisons de disques ne sont pas nécessairement plus vertueuses, mais elles savent qu’elles évoluent dans un cadre législatif donné et qu’une attitude trop prédatrice peut avoir des retombées négatives et écorner leur image de marque.
Le journaliste Raphaël Da Cruz acquiesce : “au-delà de la reconnaissance publique, il y a de plus en plus de producteurs qui se battent sur le terrain financier. Ils veulent une bonne rétribution financière, être bien payé pour leurs instrus, avoir une bonne part de droit d’auteur sur les morceaux une fois qu’ils sont sortis.”
Ce manque d’informations, parfois essentielles, peut également entraîner des baisses de rétributions pour ces artistes, qui devraient pourtant leur revenir de droit.
Quelle rémunération pour les beatmakers ?
Les beatmakers sont juridiquement des compositeurs de musique mais sont également les co-compositeurs des chansons.
En effet, leurs prods sont intégrées à un enregistrement musical créé avec l’auteur des paroles, soit le rappeur. Ils sont donc crédités comme tels lors du dépôt à la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) et touchent des droits d’auteur lorsque le titre est commercialisé et joué en concert.
La SACEM encadre la relation avec le compositeur.
Pour les rémunérer, elle intervient pour la collecte et la répartition des droits d’auteurs : les D.R.M (droits de reproduction mécanique : pressage sur CD, vente digitales download et streaming) et les D.E.P (droits d’exécution publique = diffusion radio, télé, discothèques, concerts). La convention collective est donc le résultat d’une négociation entre les organismes syndicaux et les acteurs privés.
Le directeur artistique Thomas Balmayer explique : “les revenus SACEM appelés royalties, sont liés à l’exploitation publique des œuvres. Tous les trimestres, il y a donc une répartition et le compositeur va toucher dessus selon l’exploitation d’un morceau. Il y a aussi le producteur phonographique, donc le label, qui va clearer le son (augmentez la valeur d’un réglage pour obtenir un son plus clair, avec une accentuation plus importante des sons faibles et aigus) auprès du compositeur et lui donner tant d’argent, des cachets, etc.”
Concernant les droits que possède un producteur sur ses instrus, il faut conclure un contrat de commande incluant une rémunération forfaitaire pour le beatmaker, et un contrat de cession de droits avec une clause d’exclusivité pour les acquérir. Ce dernier précisera la part attribuée au beatmaker.
Certains beatmakers ne semblent toujours pas connaître les rouages du métier. Le beatmaker BBP affirme : “Il y a un minimum qui doit être payé en cachet par prod. La plupart des beatmakers ne le savent pas.”
En effet, dans la convention collective de l’édition phonographique 2020, il est écrit que : “le salaire minimum est fixé à 168,80€ par tranche indivisible de cinq minutes d’interprétations fixées effectivement utilisées”.
Pourtant, “des compositeurs vendent des prods à 20 euros, 50 euros sur internet, alors que normalement quand un artiste signe en maison de disque ou même en indépendant, il est tenu de respecter les cachets mis en place. Certains vendent des prods pour des montants dérisoires et ne savent absolument pas ce que ça va générer comme revenus derrière, et ils acceptent des conditions qui leurs sont très défavorables.” remarque le beatmaker.
Il reprend : “Certains se font prendre les éditions de leurs compositions alors qu’ils n’ont signé aucun contrat de préférence éditorial avec les gens qui leur prennent une partie de leurs droits d’auteur. En temps que compositeurs, ils ont le droit à un pourcentage des revenus des ventes de l’œuvre, soit en général 2% en France. L’édition concerne les droits d’auteurs. Ici il est question des revenus issus de la vente des CDs et des ventes digitales (download et streaming). »
« Ce sont les trois sources principales de revenus d’un artiste compositeur : vente de la prod (cachet ou facture pour la cession des droits de fixation et de reproduction de l’instru), droits d’auteurs (DRM et DEP collectés par la SACEM) et redevance sur les ventes reversées par son producteur (maison de disque ou indépendant). Enfin, pour information, lorsqu’ils signent en maison de disque en tant qu’artistes, (qui ne financent donc pas la production des albums, des clips, sa commercialisation, etc.) ils ont en général entre 8% et 11% des revenus de ventes de l’œuvre. Soit quatre à cinq fois plus que le compositeur. » explique le beatmaker.
Il est donc impossible de donner un chiffre représentatif de la rémunération d’un beatmaker, car il est énormément lié à sa renommée et à son succès.
“Le prix de vente d’une instru peut aller de 100 euros à 3000 euros (en France du moins) en fonction du renom du compositeur. Le top 10 des beatmakers français gagnent, à mon avis entre 80 000 et 400 000 euros par an. Si on exclut le top 10, les mieux lotis doivent gagner entre 20 et 30 000 euros par an. L’écrasante majorité ne gagne pas assez pour en vivre et a une profession à côté.” conclut le beatmaker.
Raphaël Da Cruz le rejoint sur tous les points, et ajoute : “S’il n’y a qu’un seul producteur et un seul interprète, ils sont responsables à 50% du succès du son. Malheureusement, d’après ce que je lis et entends, parfois ils ne sont pas rémunérés à cette hauteur juste de leur implication.”
Pour pérenniser la profession et améliorer les conditions de travail des beatmakers, l’information et l’éducation sur leurs droits est indispensable. La désinformation a alimenté le manque de rétributions de ces artistes.
Un avenir pour le beatmaking ?
Le rap fait partie de ces genres musicaux qui ont révolutionné le monde de la musique, et qui n’est pas prêt de s’éteindre. En haut du podium depuis près d’une décennie, il ne cesse de se renouveler et d’évoluer grâce au mariage parfait entre l’instrumental et les paroles.
Dans 10, 20 ou 30 ans, les compositeurs seront toujours indispensables pour que le rap reste en haut de l’affiche. Sans accompagnement musical, ce genre n’aurait pas de raison d’être, ce ne serait qu’une envolée lyrique.
“Le rap n’existerait pas sans les beatmakers, c’est une certitude. Même si ce n’est pas des gens qui sont beaucoup mis en avant, sans eux, ce genre musical n’aurait pas évolué de la manière dont il a évolué et n’aurait pas cette place aujourd’hui. C’est une évidence mais c’est important de le dire : ils sont aussi importants que les rappeurs dans l’existence et l’évolution de cette musique, ils en sont même responsables à 50%.” conclut Raphaël Da Cruz.
Cynthia TAYET